Principe d’humanité contre principe d’identité : le choix de l’Europe

L’Europe ou le dépassement de l’identité 
DEMAIN EN EUROPE DANS UNE SOCIÉTÉ PLURALISTE 

La conception européenne de l’homme ne suppose-t-elle pas un dépassement de la notion d’identité, et une certaine défiance vis-à-vis d’elle ? En effet, la subjectivité telle qu’elle émerge à partir de Descartes et Leibniz, et qui devient le sujet de droit chez Kant ou Fichte (sur la formation de la subjectivité en occident, voir l’ouvrage magistral d’Alain Renaut, L’ère de l’individu), se caractérise avant tout comme individualité souveraine (instance libre de choix et de responsabilité), c’est-à-dire que désormais l’homme tient sa valeur non plus essentiellement de son identité sociale (classe, rang), mais de sa propre qualité de personne morale.

De ce fait, l’Europe invente, avec la notion de dignité humaine, l’idée que l’être humain se définit au-delà de son identité particulière, et que la valeur absolue de son existence (source du respect qui lui est dû) lui est donnée indépendamment de cette identité/appartenance (notion d’ " identité collective "). Quel est l’enjeu de tout cela ? L’Europe peut se considérer historiquement le lieu d’expression de la différence des identités et de leur dialogue : dès lors en effet que les hommes sont égaux en dignité, quelles que soient leurs affiliations (ethnique, religieuse, culturelle), ils peuvent vivre ensemble sans que ces différences existant entre eux soient essentielles (puisqu’ils ont désormais, avec la notion élémentaire de personne morale, un dénominateur commun plus puissant qui les relie).

La différence et la coexistence des identités apparaissent ainsi comme caractéristiques de l’aventure philosophique et sociale de l’Europe, ou de son profil moral : le fait que nous ne parlions pas la même langue, que nous soyons partagés spirituellement en de multiples églises etc., que les cultures du nord et du sud, de l’ouest et de l’est soient assez disparates, manifeste une pluralité qui symbolise précisément le fait que l’européen peut avoir n’importe quelle identité particulière, étant donné qu’il se définit lui-même, et considère autrui, au-delà de cette identité. C’est ce que rappelle de façon générale Henri Pena-Ruiz (Qu’est-ce que la laïcité ?) : " Nul être humain n’appartient au sens strict à un groupe " et " il est temps de rendre lisible… ce qui rappelle aux hommes l’humanité commune dont relèvent leurs différenciations respectives. "

Pour aller plus loin, il est possible d’envisager que l’Europe à venir soit la première culture qui s’ordonne non plus autour d’un principe d’identité mais à l’inverse d’un principe de différence. Dans ce cas, nous tiendrons les uns aux autres non pas parce qui nous rassemble, mais à l’inverse par ce qui nous distingue. L’Europe ou le besoin de la différence de l’autre - signe, si je l’accepte, que nous tenons l’un à l’autre par notre humanité plus que par notre identité.

L’accès à soi au-delà de sa propre identité 
Mais cette acceptation de la pluralité des identités ne risque-t-elle pas de se retourner contre nous ? En l’occurrence, chaque communauté ne va-t-elle pas, au nom justement du droit à la différence, se replier sur elle-même ? Comment faire pour que la pluralité des identités soit un facteur non pas de divisions mais d’unité ? Comment réaliser ce paradoxe que ce soit la différence qui suscite le sentiment d’une appartenance commune ? Avec l’Europe, nous devons réaliser quelque chose qui n’a pas encore été tenté : faire de ce qui nous différencie une force et un ciment, alors que dans toute autre aire de civilisation la différence a été combattue comme facteur de division. C’est ni plus ni moins qu’un modèle inédit de civilisation que nous devons produire : une civilisation où, pour parler comme Lévinas, la différence que je lis sur le visage de l’autre est ce qui doit m’apprendre qui je suis (un être humain dont l’identité n’a pas plus de valeur que la sienne).

Souvenons-nous ici avec Paul Ricoeur (" La confrontation des héritages culturels ", in Aux sources de la culture française) que notre Europe a de multiples fondations culturelles, et ne trouvera le sens d’elle-même qu’en assumant cette " cofondation ", c’est-à-dire en se construisant par le dialogue de ses différences. Or nous n’y parvenons pas pour l’heure : les nationalismes et communautarismes montrent que nombre d’individus vivant en Europe continuent de fonctionner selon un modèle identitaire au lieu d’adopter le modèle de la différenciation. Pour que l’Europe se construise effectivement, et se signale aux yeux du monde comme singularité morale et spirituelle, il faudrait qu’une majorité d’individus en son sein adoptent le principe d’un éclatement fécond des identités. Concrètement, il faudrait éduquer les consciences à l’idée que - comme je le soulignais au début - la valeur de l’individu ne lui est pas donnée par le groupe ou les groupes auxquels il appartient, mais au-delà par l’humanité qui est en lui.

C’est d’ailleurs la fonction de l’école laïque : éveiller en chacun sa subjectivité pure, au-delà de sa subjectivité culturellement constituée, c’est-à-dire faire émerger l’individu doué de liberté et de raison au-delà du musulman, du chrétien etc. Condorcet doit être relu sur ce point que l’école a pour vocation d’émanciper l’enfant prisonnier des " préjugés de l’éducation domestique " en le faisant en quelque sorte renaître comme individualité souveraine, par une " instruction " qui " ose tout discuter " (Rapport et Premier mémoire sur l’instruction publique). Cette distinction conceptuelle entre " éducation " (par la famille et le milieu d’origine) et " instruction " (par l’école laïque) a ceci d’essentiel qu’elle indique bien le caractère décisif de l’instruction : alors que l’éducation ne transmet que la conscience d’une identité particulière, l’instruction transmet à l’individu le sens de son appartenance au genre humain

Plus récemment, Catherine Kintzler insistait sur la spécificité de l’école au sein de la société : son enceinte est le lieu où l’individu est appelé à dépasser sa particularité culturelle pour naître à son humanité dans ce qu’elle a de plus universel. On pourrait dire ici que la tâche de l’école est rendre l’individu différent de lui-même, en le conduisant à prendre une distance critique vis-à-vis de son identité de départ. L’école sera, selon cette mission centrale qui est historiquement la sienne, un des lieux de construction d’une Europe vraiment pluraliste. C’est en son sein que chacun pourrait devenir - à ses yeux et à ceux d’autrui - davantage que sa culture a fait de lui.

L’évolution nécessaire de l’Islam 
Mais quelle place reste-t-il alors pour les identités dans une société pluraliste ? La référence identitaire est un droit, celui de la liberté de conscience. Jusqu’où s’étend ce droit ? Prenons l’exemple de l’Islam. On observe actuellement, dans de multiples revendications, que les musulmans français attendent de la République qu’elle les laisse reproduire en France une inflation de pratiques (port du voile, non mixité, prière à heure fixe, nourriture cachère etc.) qui par leur multiplicité feront inévitablement du musulman un citoyen à part, et rendront extrêmement douteuse sa volonté et sa capacité d’intégration à un projet républicain et, plus largement, européen.

D’où vient le problème ? Il naît de ce que les musulmans souhaitant " reproduire " ici un Islam traditionnel n’ont manifestement pas compris ce qu’était l’esprit européen (il y a là un lourd déficit d’intégration des valeurs modernes, qu’il faudrait combler en priorité). Ils n’ont pas en effet intégré le principe selon lequel un homme doit se définir individuellement avant de se définir - éventuellement - collectivement par attachement identitaire. Ils restent prisonniers d’un modèle de civilisation qui n’est pas le nôtre, puisqu’ils fonctionnent selon le paradigme de l’identité au lieu du paradigme de différence.

Cela signifie-t-il qu’ils doivent abandonner l’Islam et ses pratiques ? Bien sûr que non. Mais, vivant en Europe, il faut que cette identité passe au second plan, c’est-à-dire ne suffise pas à définir l’individu qu’ils sont. Il faut qu’ils enrichissent leur identité de musulmans d’identités différentes et contradictoires (éducation à une différence entre soi et soi). A cet égard, on ne peut pas être d’accord avec l’islamologue suisse Tariq Ramadan lorsqu’il présente l’identité islamique comme auto-suffisante. Il écrit ainsi (Les musulmans et l’avenir de l’islam) que l’islam est une " globalité ", et que la culture européenne ne peut tout au plus prétendre qu’à offrir un " vêtement " à un " corps de principes " fixés de façon intangible par la tradition. C’est là, encore une fois, un déni (conscient ou inconscient ?) du dépassement européen de la notion d’identité, et du besoin que l’islam a d’être renouvelé par des apports extérieurs qui le remettent en cause et le régénèrent au plus profond de lui-même.

Au contraire, si les musulmans persistent à être " intégralement musulmans ", à n’être " que musulmans ", ou " avant tout musulmans ", leur appartenance morale et spirituelle à l’Europe ne sera jamais acquise parce que leur acharnement à se déterminer de façon univoque les exclura du monde pluriel, bigarré, où nous vivons de plus en plus et qui constitue notre manière spécifiquement européenne d’être des hommes. Concrètement, une musulmane qui veut porter le foulard, un musulman qui ne veut pas manger de porc, doivent en avoir le droit à condition que toutes leurs conduites n’aillent pas elles aussi dans ce sens : si elle porte le voile, cette identité doit être enrichie par d’autres apports, d’autres influences, comme par exemple le fait de vivre en concubinage, ou de travailler avec des collègues masculins, qui prouvent sa capacité à se définir surtout en tant qu’individu singulier, émancipé du groupe auquel il se réfère par ailleurs ; de même, s’il ne mange pas de porc, il doit par exemple être ouvert à l’idée d’un mariage mixte, ou bien se sentir libre faire le choix de ne pas prier cinq fois par jour.

Pour entrer d’un même geste dans l’Europe et dans la modernité, l’islam doit laisser à chaque musulman la responsabilité de sa pratique. De façon urgente, il faut désormais que la loi religieuse (shari ’a) ne soit plus imposée à tous uniformément, enfermant tous les musulmans dans le ghetto d’une identité collective, mais que, comme le loi morale de Kant, elle devienne l’obligation intérieure que chaque individu s’impose à lui-même, et dont il choisit le contenu individuellement, en son âme et conscience.

Source : association des professeurs de philosophie de l’enseignement pubic, 22 décembre 2003 

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