La lettre d'un musulman européen

L’Europe et la renaissance de l’Islam

 

 

Quel visage l’Islam doit-il prendre en Europe pour s’exprimer de façonauthentique, c’est-à-dire en conformité avec son essence la plus profonde ? Et comment peut-il y être vécu dans l’harmonie, c’est-à-dire d’une part sans déchirement intérieur chez le musulman entre sa spiritualité et les valeurs de l’occident, et d’autre part sans conflit idéologique et social entre le musulman et les autres européens ?

 

D’emblée, à propos de ces deux enjeux décisifs pour l’intégration de l’Islam, je voudrais montrer aussi bien leur caractère inséparable que la tension très forte existant entre eux.

Ces deux problématiques de l’authenticité et de l’harmonisation, tout d’abord, ne peuvent pas être dissociées, parce qu’il serait inconscient et vain de faire le choix de l’une au détriment de l’autre. Ce serait même enlever à celle qui aurait été choisie toute chance de se réaliser vraiment.

En effet, faire le choix d’un Islam dit « authentique » sans tenir compte de la nécessité d’harmonie avec le milieu ambiant, reviendrait à tenter d’établir en dépit des réalités du temps et du lieu un Islam autiste, inadapté, et de ce fait forcément objet de toutes les incompréhensions, attisant les suspicions et les réactions de rejet. Un tel Islam, donnant à toute occasion le bâton pour se faire battre en exhibant ses particularismes, serait certainement impraticable pour ses tenants, qui verraient s’accumuler sans arrêt sur leur route des obstacles que leur propre fermeture d’esprit aurait créés.

Et, inversement, le choix d’un Islam uniquement préoccupé d’une « harmonisation » avec le contexte de civilisation qu’il trouve ici, et qui ne se préoccuperait plus de déterminer son identité propre, son essence profonde et originale, s’exposerait au risque de ne retenir de lui-même que ce qui l’assimile à toutes les « sagesses » disponibles dans le grand bazar actuel des nouvelles spiritualités. Au sein de ce mélange improbable dans lequel on se complaît peut-être un peu vite à voir l’émergence d’un nouveau rapport au sacré, l’Islam se réduirait à deux ou trois belles et vagues notions – l’amour et l’ivresse des soufis par exemple – et ne réfléchirait plus sur lui-même.

Ces deux exigences d’authenticité et d’harmonie doivent donc être maintenues très fortement ensemble dans notre souci de penser l’Islam européen. Cependant elles sont aussi, comme je l’indiquais, en tension très forte l’une avec l’autre, au point de paraître de prime abord contradictoires.

Car la volonté d’authenticité, ou de fidélité au génie islamique dans ce qu’il a de plus pur et de plus universel, reproche au souci d’harmonie un désir plus ou moins conscient de diluer l’Islam , de le dissoudre dans une sorte de bain multiculturel mondial, le musulman ne se distinguant plus des autres que par une vague sensibilité religieuse et l’attachement à un folklore culturel. Cette critique n’est pas infondée en l’occurrence. Si en effet l’Islam cherche principalement à se faire oublier, à montrer patte blanche, en tenant un discours dans lequel il gomme ses différences (plus ou moins sincèrement d’ailleurs), il risque de subir d’une part le sort des autres religions d’occident – l’oubli – et d’autre part la muséification que subissent ici les différentes traditions.

Mais, à son tour, le souci d’harmonie peut légitimement redouter que la volonté d’authenticité empêche l’Islam de se réformer suffisamment. Et cette tentation existe bien dans le discours toujours marqué idéologiquement de l’authenticité et de la soi-disant « pureté des commencements». C’est la voie de la fuite devant les dilemmes de la réalité présente, la voix qui sous prétexte de fidélité aux origines prône l’immobilisme et la politique de l’autruche. Or une telle démission morale présente un risque considérable, celui d’enfermer définitivement l’Islam dans le cimetière des « choses du passé ». Il y serait momifié dans une attitude que l’on considère malheureusement comme constitutive de lui-même, à savoir celle d’une tradition d’une extrême raideur, totalement incapable de la moindre auto-critique, et dénuée de toute capacité d’adaptation, de toute intelligence du temps présent. L’Islam ne peut pas se permettre de perdurer sous cette apparence caricaturale : il y perdrait le maigre crédit qui lui reste aux yeux d’une société occidentale déjà très critique à son égard.

Il faut donc que l’Islam trouve une balance la plus exacte possible entre ces deux exigences – rappelons ici que le Prophète Mohammed définissait précisément sa communauté comme celle du juste milieu.

La voie est étroite. Quel réformisme pour quel Islam ? Cette question du réformisme est aujourd’hui au centre de toutes les préoccupations des musulmans. On préconise ici et là ce qu’on nomme classiquement la « réouverture des portes de l’Ijtihad » - l’Ijtihad étant essentiellement l’effort d’interprétation du texte sacré, dans le but de déterminer le contenu des obligations religieuses. Le monde musulman entier résonne de controverses sur l’opportunité de cette réouverture (l’Ijtihad a été « fermé » au IIIème siècle, après que les quatre grandes écoles juridiques ont fixé le canon des obligations légales). De très violentes tensions entourent ce débat. Partout l’on dispute de ce que prescrit aujourd’hui le commandement de Dieu. Ce sujet, devenu de plus en plus crucial, apparaît d’ores et déjà comme le débat dont l’issue décidera de la survie même de notre spiritualité.

 

Si cependant, dans ce contexte général, je concentre ma réflexion sur l’Islam en Europe, c’est que le problème global d’une réforme s’y pose en des termes uniques, introuvables ailleurs, parce que l’Europe est de par son histoire et ses valeurs une exception dans le monde. Cette exception européenne me paraît en réalité si forte qu’on ne peut même pas, pour une multitude de raisons que je ne peux évoquer ici sans sortir de mon sujet, l’associer aux Amériques sous la dénomination générale d’ « occident ». Ce qualificatif d’ « occident », s’opposant à celui d’ « orient », me semble d’ailleurs s’appliquer davantage au Nouveau-monde qu’à notre Vieux continent. Celui-ci me semble ainsi n’être ni d’orient ni d’occident. Il y a une « géographie spirituelle » spécifique de l’Europe, comme le disait Husserl, qui la distingue aussi bien de l’orient dont elle est l’extrême terminaison que de l’occident américain émané d’elle, et fait de sa position physique et spirituelle une sorte de milieu entre l’est et l’ouest.

Quoi qu’il en soit, il suffit de comprendre ici que l’analyse de ce que peut devenir l’Islam en son sein ne pourra pas être menée indépendamment d’un examen de ce qu’est l’Europe elle-même, et d’une attention toute particulière à ce qu’on pourrait appeler son singulier destin. L’Islam y trouvera certainement un milieu si original – je prends le terme de milieu au sens biologique d’environnement vital ou d’écosystème – que l’identité islamique ne pourra qu’en être radicalement bouleversée, au point de la rendre méconnaissable pour tous ceux qui restent subjugués par ses expressions habituelles et ancestrales.

Plus précisément, l’Europe comme civilisation est si étrangère à l’Islam, et historiquement si antagoniste, qu’elle semble a priori allergique à l’idée de son implantation durable. Mais en réalité, nous le verrons, cette hostilité impose à l’Islam la plus salutaire des épreuves de vérité, la plus radicale et décisive des remises en question. Et l’Islam qui résultera de ce traitement de choc ne pourra plus, par là même, être considéré comme un corps étranger, mais comme une des dimensions fondatrices de la conscience européenne. Car celle-ci, en agissant sur lui, y gagnera aussi quelque chose en retour, la confrontation à l’adversité agissant toujours comme révélateur de soi. Puisque ce sont les musulmans européens eux-mêmes qui entreprendront ce travail de réforme de leur foi, leur vision nouvelle de l’Islam contribuera en même temps à forger la perception que la nouvelle conscience européenne doit aujourd’hui prendre d’elle-même.

Ce qui me paraît central ici, c’est l’idée que l’Islam et l’Europe doivent se passer mutuellement au crible l’un de l’autre. L’idée d’une critique de l’Islam par les valeurs européennes est nécessaire. Mais l’Islam peut apporter quelque chose en échange. C’est la nature de cette symbiose à venir que je veux préciser maintenant.

L’Europe peut offrir à l’Islam ses principes moraux et politiques les plus caractéristiques, qui font d’elle à juste titre le phare de la modernité. Ces principes sont ceux que l’esprit européen a le privilège d’avoir inventés, qui gouvernent nos Républiques et qui plus profondément éduquent nos consciences depuis le siècle des Lumières : l’esprit critique, la nécessité et le droit de penser par soi-même, la liberté individuelle, la dissociation du politique et du religieux, l’égalité des droits et des chances, le partage de la souveraineté politique entre tous, et enfin l’idée que la définition de ce qui est juste ou objectif s’obtient par le dialogue entre des consciences éthiquement disposées les unes envers les autres.

Il me paraît que nulle part ailleurs l’Islam n’a entre les mains de tels instruments d’auscultation et de redéfinition de lui-même. Et nulle part ailleurs non plus on ne le laissera s’en servir pour s’examiner. Dans les Etats dits islamiques, on soutient ainsi que ces principes ont été forgés par la raison humaine et ne peuvent par conséquent juger une révélation divine. Ce faisant, dans ces Etats ou au sein des écoles coraniques figées sur la lettre du Coran, on ne souvient plus du tout de l’appel à l’usage de la raison lancé par Averroès au XIIème siècle dans son Traité décisif : « il y a dans la Loi divine des passages ayant un sens extérieur dont l’interprétation est obligatoire pour les hommes de la démonstration rationnelle, et qu’ils ne peuvent prendre à la lettre ».

Il n’y a que dans la conscience musulmane européenne que ce message peut encore être entendu et mis en oeuvre, parce que l’usage de la raison ne nous paraît pas incompatible avec la foi, et qu’au contraire le travail de l’esprit et la sensibilité du cœur nous semblent devoir se féconder mutuellement pour nous aider à nous connaître nous-mêmes. La culture européenne nous a appris à ne rien mettre hors de portée de l’esprit critique et du raisonnement. Il faut donc maintenant que notre conscience musulmane s’empare de ces outils de jugement en menant leur usage le plus loin possible dans l’examen du contenu doctrinal de l’Islam.

 

Dans cette optique, un premier point me semble décisif : il serait tout à fait insuffisant que les musulmans européens se contentent d’ « accepter » ces principes de la liberté de conscience et d’esprit critique, de les déclarer « compatibles » avec l’Islam, et s’efforcent seulement de ne pas entrer en contradiction avec eux.

Il ne convient pas de s’en tenir là, à une sorte de pacte de non-agression avec les valeurs de l’Europe, ou à la recherche d’une improbable harmonie entre ces valeurs européennes et le texte coranique. Ce serait absurde de vouloir faire du Coran l’ancêtre de Kant et de Rousseau, et d’y chercher à tout prix une espèce de prémonition exotique de ce que l’esprit européen moderne enfantera plus tard de son côté. A moins de déclamations générales sur la « tolérance » et la « fraternité », qui ne résoudraient rien, cette voie de la pseudo réconciliation entre vrais faux ennemis ne mène nulle part.

Il faut aller bien plus loin et dans une tout autre direction, c’est-à-dire attribuer aux valeurs et principes européens que j’ai énumérés plus haut un statut de critère de viabilité ou de non-viabilité de toutes les pratiques islamiques. La loi musulmane dans son ensemble doit être soumise à leur verdict. Notamment, cette loi religieuse doit admettre sans réserves le droit de chaque croyant d’exercer sur elle son esprit critique et de revendiquer vis-à-vis d’elle sa totale liberté individuelle de choix.

Or cette loi – sharia – reconnaît cinq catégories d’actes religieux : l’obligatoire, le recommandé, le permis , le déconseillé, l’interdit. Donc chacune de ces catégories de la loi islamique, chacun des actes entrant traditionnellement dans telle ou telle d’entre elles, doivent passer désormais devant le tribunal de chaque conscience musulmane européenne, laissée entièrement libre de choisir le statut qu’elle veut bien leur accorder. Car il n’est pas acceptable, dans un contexte général de libre détermination du sujet par lui-même, qu’une « autorité » islamique décide à sa place de la forme et des frontières qu’il souhaite donner à son Islam.

C’est entre les mains de chaque musulman qu’il faut remettre le Coran. Il faut que chacun soit laissé entièrement libre de sa lecture du texte sacré.

Or c’est là quelque chose de très difficile à tolérer pour de nombreux musulmans. Car le Coran est tenu en Islam pour la parole même de Dieu, « dictée surnaturelle enregistrée par le Prophète inspiré » comme l’avait bien dit Massignon. Comment donc soumettre un texte auquel on accorde un tel statut au jugement de la raison humaine ? C’est l’occasion d’appliquer ce qui a été dit précédemment : la reconnaissance de la valeur sacrée du Coran doit pouvoir aller de pair, dans une conscience musulmane européenne, avec le choix individuel de sélectionner ce que l’on veut retenir de ce texte, des significations qu’il propose et des injonctions qu’il donne. C’est l’occasion d’ailleurs de rappeler que le sacré n’est pas l’intouchable, contrairement à ce qu’on veut croire souvent par dogmatisme, mais simplement ce qu’il faut savoir saisir avec les plus grandes précautions et le plus grand scrupule.

A l’appui de tout cela, on peut opportunément rappeler qu’il y a dans le Coran cette phrase fameuse – très souvent citée mais dont personne jusque là n’a su tirer les conséquences ou appliquer la sagesse : « Pas de contrainte en religion ». Autrement dit, chacun est juge en son âme et conscience de son Islam.

 

Rien cependant de ce qui a été fait jusque là en matière d’élaboration d’un discours islamique adapté à l’Europe ne va dans cette direction d’un réexamen critique de l’Islam entier par chaque musulman. Aucun texte ne met réellement en avant le caractère nécessaire et suffisant de cet impératif que l’Islam européen doit s’imposer à lui-même d’abolir toute instance supérieure au choix de la conscience individuelle. C’est pourtant en réalité la seule décision qui s’impose.

Pour prendre un exemple représentatif de cette lacune éliminatoire dans le contexte européen, il suffit de lire la désormais canonique « Charte du musulman en France », élaborée en 1994. Bien qu’elle représente un effort important et louable d’intégration de l’Islam, elle se limite à établir les conditions d’une compatibilité entre la pratique de l’Islam et les lois de la République. Celle-ci n’est mentionnée que comme « cadre » à l’intérieur duquel l’Islam doit prendre sa place. Aucune fonction critique vis-à-vis des pratiques de l’Islam ne lui est reconnue – alors qu’il faudrait justement que les principes de la République soient un outil critique que l’Islam utilise contre lui-même pour se redéfinir. Autrement dit, ce texte se contente d’engager les musulmans à respecter les valeurs et les institutions de la République, ce qui est certes le moins qu’il pouvait faire et ce qui lui assure la bénédiction des autorités françaises. Mais cela n’engage aucunement l’Islam dans la modernité.

L’Islam ne demande donc pour l’instant, à travers la bouche de ceux qui le représentent officiellement, que de pouvoir s’organiser librement, c’est-à-dire mettre en place les moyens légaux et sociaux de se perpétuer ou de se reproduire selon des modèles de vie et de pratique existant ailleurs. Cela révèle une inconscience complète de ce que la République peut apporter à l’Islam, et du rôle qu’elle peut jouer à son égard. On lui réclame seulement en effet un droit de cité, un « emplacement » où s’installer, en lui promettant de ne pas causer de désordres, de ne pas troubler l’ordre public.

C’est en plus une erreur sociologique majeure, car ce faisant on s’adresse à l’Etat comme si les musulmans formaient – en face du reste de la société civile – une communauté constituée alors que dans les faits on sait très bien que la pratique religieuse de l’Islam en Europe s’est déjà fortement individualisée et par conséquent dispersée.

Quand, pour toutes ces raisons, comprendrons-nous enfin que la clé de l’intégration est de confier à chaque conscience musulmane le soin de devenir l’interprète des prescriptions habituelles de sa religion ? L’Islam serait alors une affaire strictement privée, une détermination purement intérieure du croyant, et non plus un bloc figé de cultes et de pratiques à la recherche d’un statut officiel.

A cette condition, le problème de la création d’ « institutions représentatives » poserait infiniment moins de problèmes. Car qu’est-ce qui empêche aujourd’hui l’Islam d’avoir une représentation forte, légitime et unie ? C’est que chaque grande organisation est le poisson pilote d’un Islam d’ailleurs – Algérien, Turc, Saoudien etc… Aucune d’elles ne propose vraiment un Islam autochtone, mais se contente d’entériner et de garantir la répétition de ce qui se passe dans tel ou tel pays d’orient.

Si les Etats européens veulent à tout prix se donner des interlocuteurs musulmans officiels – ce à quoi ils travaillent pour se donner le sentiment de contrôler quelque peu la pratique de l’Islam - il nous faudrait tout au moins de notre côté disposer d’une représentation aussi républicaine qu’islamique, aussi démocratique que religieuse, c’est-à-dire constituée d’un collège de discussion au lieu d’être comme actuellement formée de potentats ou de chefs qui se contentent d’un métier de gardiens d’un culte figé. Mais plus profondément, on peut se demander si le besoin d’une telle représentation publique ou politique se fait même réellement sentir pour un Islam comme celui que j’ai décrit : si en effet chaque conscience détermine elle-même sa pratique, et les voies de son adhésion à l’Islam, la foi musulmane deviendra une expérience essentiellement individuelle, un phénomène de la vie privée, très peu soucieux de se manifester au dehors, et presque allergique de s’identifier à une communauté visible et de s’incarner dans des institutions.

 

Il reste donc maintenant à se convaincre que l’avenir de l’Islam en Europe ne se résume à demander le droit d’afficher publiquement des particularismes, des exceptions culturelles. L’Europe n’est pas seulement un nouvel espace pour l’Islam, une nouvelle demeure où il lui suffirait de se transporter avec tout son mobilier de pratiques et de coutumes, en prenant simplement garde de ne pas tout envahir et de ne pas scandaliser ses nouveaux voisins. L’Islam peut user de son implantation en Europe de façon beaucoup plus stimulante.

En l’occurrence, la liberté de pensée qui est ici le pivot de la civilisation doit engager l’Islam à évacuer complètement la notion d’autorité religieuse. Cela ne sera pas une trahison, car l’Islam est déjà une religion sans clergé – le musulman est maître de sa prière, et, dans celle-ci seul face à Dieu. C’est le moment où jamais de s’en souvenir : les imams, les docteurs en théologie, les maîtres spirituels, ne doivent plus avoir le droit d’imposer quoi que ce soit au croyant en matière de religion. Plus largement, un musulman ne doit plus se donner le droit d’être juge de la qualité de l’Islam de son frère ou de sa sœur. Plusieurs musulmans peuvent coopérer pour déterminer le contenu de leur Islam, mais dans un dialogue qui n’admettra pas l’argument d’autorité, et dont les conclusions n’enchaîneront ni les uns ni les autres à une quelconque orthodoxie.

« L’état de tutelle », c’est-à-dire de soumission intellectuelle, morale et religieuse à l’autorité d’un « directeur spirituel », doit être banni des rapports entre musulmans, parmi lesquels doit régner l’égalité des consciences.

Cela signifie-t-il qu’il y aura désormais autant d’Islams que de musulmans eux-mêmes ? Plus profondément, la légitimité attribuée à chacun en matière de législation spirituelle ne risque-t-elle pas de détruire irrémédiablement l’unité de la tradition islamique et de ce fait son identité ? Qui plus est, le résultat de cette libre adhésion ne sera-t-il pas un Islam à la carte où toute mise en commun de quoi que ce soit deviendrait impossible ?

L’Islam court ici un danger que j’évoquais au début. Il subirait le même dépeçage que diverses autres spiritualités orientales rendues méconnaissables par le syncrétisme ambiant : un peu d’Islam saupoudré sur l’existence, comme moyen parmi d’autres d’éprouver le fameux « sentiment océanique » d’harmonie avec l’univers ; comme « supplément d’âme » mélangé pour faire pleinement effet avec d’autres ingrédients spirituels pris ici ou là ; comme « voie d’éveil » au milieu des si doux soufis. L’Islam serait en fait victime de la confusion courante aujourd’hui entre liberté de choix et pure fantaisie individuelle.

Or l’éducation européenne enseigne que la liberté de choix requiert un développement de la capacité de juger, autrement dit de la raison. Il ne suffit pas de revendiquer le droit de choisir. Il faut pouvoir choisir juste, à partir d’une véritable faculté d’analyse, et celle-ci se cultive. Par conséquent, si déterminer par soi-même, de façon autonome, le contenu de son Islam est un droit inaliénable de toute conscience musulmane,l’usage de ce droit n’est pleinement légitime que pour une conscience musulmane capable de discernement intellectuel et spirituel.

L’éducation de ce discernement doit, semble-t-il, avoir lieu sur deux plans.

Tout d’abord, le musulman doit apprendre à reconnaître ce que la société européenne peut tolérer ou non. Il doit donc développer une perception aiguë de la limite de ses droits ainsi que de ses devoirs envers elle. En la matière, doivent être bannies par notre raison toutes les manifestations cultuelles et culturelles susceptibles de représenter aux yeux des non-musulmans soit une revendication agressive d’identité islamique, soit une offense morale, soit un désordre public. Or de très nombreuses pratiques de la religion telle qu’elle existe actuellement transgressent l’une de ces limites, et la conscience éduquée doit se les refuser : une femme musulmane ne s’accordera pas le droit de prendre le voile complet à l’iranienne, un père musulman ne s’accordera pas le droit de décider du conjoint de sa fille, un imam ne s’accordera pas le droit d’organiser une prière dans la rue etc…Nul ne pourra revendiquer la loi de l’Islam, l’autorité du Prophète ou du Coran, pour légitimer un acte qui impose aux autres la manifestation d’une différence, qui va à l’encontre de la liberté de choix d’autrui, ou encore qui défie les règles sociales et les lois de la République.

Tout dogme, tout culte, toute coutume présentant une incompatibilité avec les idéaux, les mœurs et les usages européens doivent être éliminés de l’Islam. Il lui faut les sacrifier, ne serait-ce que par respect pour l’hospitalité républicaine qui lui offre la garantie de la liberté d’expression.

Comment déterminer, au cas par cas, ce qu’il faut abandonner ou conserver ? Ce qu’on a le droit de faire ou de ne pas faire ? Le musulman doit se référer ici à l’impératif moral de Kant : « Demande-toi toujours si la maxime de ton action pourrait être érigée en loi universelle ». Autrement dit, à chaque fois que le musulman souhaiterait affirmer aux yeux des autres son appartenance religieuse (en signalant qu’il ne mange pas de porc, en demandant un espace pour prier sur son lieu de travail, ou des horaires aménagés durant le jeûne du Ramadan), il doit s’interroger sur ce qui se passerait si tout le monde agissait comme il a l’intention de le faire. Il verra ainsi que les égards qu’il demande pour sa pratique doivent être les plus limités possible. Car si tout individu exigeait de la même façon un traitement particulier, la société ne serait plus un seul corps obéissant à des règles communes, mais se scinderait en de multiples petites communautés aux intérêts et aux rythmes divergents. La conscience musulmane européenne doit donc montrer son attachement à l’unité de la République en s’interdisant ce repli communautariste.

On peut à cet égard se demander, plus radicalement, si le musulman européen a intérêt à donner une quelconque dimension publique à sa foi ? En dehors des signes ostentatoires et agressifs d’appartenance islamique, qui doivent évidemment bannis, ne peut-il cependant pas manifester discrètement son Islam ? Certes la République doit autoriser et protéger les cultes, et permettre par conséquent aux musulmans de conserver leurs pratiques et d’avoir des lieux de réunion. Mais dans un espace public européen où le politique et le religieux ont été séparés depuis longtemps, la foi se doit d’être la plus intériorisée possible, éviter au maximum d’être brandie comme un signe distinctif ou de donner lieu à des rassemblements ou regroupements publics qui, inévitablement, se revendiqueraient tôt ou tard comme force politique. Vis-à-vis de tous ces facteurs de destruction du lien social, de divorce entre les musulmans et le reste de la société, il est clair que la foi doit aujourd’hui se replier complètement dans les cœurs et l’intimité des foyers.

 

Le deuxième aspect du discernement en matière d’obligations religieuses – afin de décider ce qu’il est juste ou injuste de faire – concerne nos devoirs proprement spirituels, et non plus notre relation aux autres. Nous avons vu quels devoirs nous prescrivent notre conscience morale et notre conscience républicaine. Mais que doit-on demander à sa conscience spirituelle ?

Le musulman qui choisit le contenu de sa pratique – qui doit donc décider s’il doit ou non prier, combien de fois par jour, s’il doit jeûner durant le mois de Ramadan etc…- doit se déterminer en fonction d’une seule interrogation fondamentale : quels éléments de la pratique islamique me sont nécessaires pour entretenir et fortifier ma foi ? De quoi ai-je absolument besoin pour continuer à percevoir en moi la présence du divin, ou développer cette perception ? Qu’est-ce qui, à l’inverse, fait partie des pratiques religieuses que j’accomplis par simple habitude personnelle ou communautaire, et dont je pourrais me débarrasser parce qu’elles n’ont plus réellement de portée spirituelle ?

Quelles sont, parmi l’ensemble des pratiques disponibles de ma tradition, celles là seules qui me fournissent le moyen de demeurer dans un état de concentration et de tension intérieure sur Dieu ?

Selon ce questionnement intérieur, mon devoir de musulman se limitera dorénavant à ce que je juge indispensable pour vivifier ma foi et faire que chacun de mes souffles soit la respiration de la dimension sacrée de mon être. Je ne serai pas musulman par habitude culturelle ou cultuelle, ni par ce que d’autres décident pour moi. Rien de tout cela ne doit avoir de pouvoir sur moi, personne n’a le droit de choisir à ma place le mode de mon affiliation à l’Islam. Ce que mes parents ont fait de moi si je suis d’origine musulmane, « ce qui me reste de musulman » si j’ai laissé tomber la plupart des pratiques, ce que les imams voudraient me dicter si je suis converti, rien de tout ça ne peut définir correctement mon identité spirituelle. Ce qui fera de moi un musulman, en revanche, c’est le tri personnel et délibéré que je ferai du contenu de ma foi par souci de conserver seulement ce qui m’est nécessaire pour me rapprocher de Dieu.

Je ne serai par conséquent un musulman européen que le jour où j’oserai sortir du cocon réconfortant de la communauté, où j’oserai m’aventurer par l’usage de ma propre raison en dehors du chemin suivi jusque là par tous les autres, où je prendrai du Coran ce que seule ma conscience me dicte et non pas ce à quoi me conditionnent la coutume, la famille et la mosquée.

Or cela est très problématique en Islam, où la communauté –oumma - est une notion qui paraît constitutive de l’essence même de l’Islam . Et en effet, le musulman tire souvent la force de sa foi du caractère collectif, c’est-à-dire partagé, des pratiques religieuses. Il faut donc, vis-à-vis de cela, que le musulman apprenne à être seul. C’est le sacrifice qu’il doit faire en osant devenir libre de ses choix. Il lui faut renoncer à la chaleur, à l’intimité, d’une vie religieuse où l’on n’est que le membre d’un grand corps qui nous englobe et nous soutient. Le musulman européen sera probablement sans communauté visible et se sentira spirituellement seul. Ses liens avec ses coreligionnaires seront épisodiques et informels. Leur fraternité sera d’emblée purement intérieure, au lieu de résider dans l’accomplissement collectif de rites ou le partage de coutumes.

Cet arrachement au groupe, cet isolement de la conscience qui veut penser par elle-même, sont une expérience éminemment européenne : c’est traditionnellement le prix à payer, chez nous, pour l’exercice de la liberté individuelle et la formation d’une véritable identité personnelle.

La conscience européenne moderne est solitaire. On le déplore avec raison – aujourd’hui les hommes ne semblent plus savoir quoi mettre en commun – mais c’est probablement en partie aussi un signe de maturité intellectuelle – l’esprit est devenu chez nous assez indépendant pour penser par lui-même, et résister à son instinct grégaire d’origine.

 

Voilà donc, en définitive, les deux impératifs absolus qui s’imposent à la conscience musulmane européenne : d’un côté limiter ses pratiques à une foi très privée par respect pour le monde environnant, et d’un autre côté s’en tenir strictement à ce qui maintient son regard intérieur sur la transcendance. Vis-à-vis de cela, les pratiques ostentatoires, les signes extérieurs d’Islam, les rites ou coutumes ne manifestant que la force de l’habitude culturelle, ne doivent avoir aucun prestige pour notre conscience musulmane.

Certes, il n’est pas question d’interdire à quiconque de continuer à effectuer des cultes ou à adopter des conduites constitutives de son identité culturelle : la prière collective du vendredi, la fête de la fin du Ramadan, la perpétuation de valeurs comme l’hospitalité ou le partage, sont des repères indispensables à la plupart des musulmans. Mais ils n’auront de valeur proprement spirituelle, et pas seulement affective et identitaire, que s’ils sont vécus comme les supports d’un renforcement de la foi ou de son éveil. Si en revanche ils ne sont que des actes séculiers, des réflexes culturels résiduels (on continue ainsi à faire le ramadan par habitude…), ou pire un système de contraintes dans lequel l’individu se trouve pris au piège du jugement des autres, leur fonction spirituelle s’éteint et leur nature islamique n’existe plus.

 

 

Y a-t-il cependant, dès lors que chaque musulman est juge des moyens de sa foi, un plus petit dénominateur commun des musulmans entre eux ? C’est en réalité une question décisive. Car il se pourrait que ce plus petit atome d’Islam soit en même temps le seul aspect de lui-même qui puisse réellement s’acclimater à l’Europe.

Ce qui est en jeu ici, c’est l’existence et la délimitation d’une essence spirituelle de l’Islam, au-delà de ses manifestations culturelles contingentes, et c’est sur ce point que je voudrais à présent concentrer cette réflexion.

Qu’est-ce que l’Europe peut réellement accepter de l’Islam ? Jusqu’où le contraint-elle à se renouveler ? Il me semble qu’en fait l’Islam ne pourra s’exprimer en Europe que réduit à sa plus simple expression, c’est-à-dire, pour le formuler de façon positive, que ramené à son expression essentielle. Il lui faudra, pour employer une formule traditionnelle, passer par le chas d’une aiguille. L’Europe agira sur lui, en effet, comme un feu si puissant qu’il brûlera toutes ses chairs et même son squelette, ne laissant subsister que la cendre dont il devra renaître.

Ce traitement de choc par l’esprit critique européen est rendu vital aujourd’hui parce que l’Islam tel qu’il se pratique est devenu un fardeau impossible à porter. Sous l’influence du wahhabisme Saoudien notamment, qui incarne et diffuse un Islam ultra formaliste, les obligations religieuses qui incombent au croyant se sont multipliées à l’infini. Désormais, le musulman est l’esclave de sa religion, et doit interminablement faire et refaire la preuve de sa piété : pas un acte du quotidien qui ne soit assujetti à un encadrement rituel ; entrer chez soi, se mettre à table, faire l’amour, prendre sa voiture, aller aux toilettes, chacun de ces gestes et tous les autres doivent être précédés de la récitation d’une formule religieuse.

Il faut avoir été témoin ou victime de cet intégrisme pour le croire et en mesurer les désastres meurtriers pour la vraie foi : chaque musulman est devenu le prisonnier d’un labyrinthe absurde, et dans ce dédale d’obligations chacun se fait le juge de l’orthodoxie de son frère, le moindre imam s’érige en autorité supérieure, et tous se surveillent et se critiquent mutuellement, dans une surenchère perpétuelle d’actes de piété qui ouvre le champ à tous les dégoûts de la religion, toutes les hypocrisies, et où la satisfaction de Dieu semble n’être plus que le prétexte d’une volonté de puissance ou de domination – de l’imam sur ses « paroissiens », du mari sur sa femme, du père sur sa fille, du frère sur sa sœur…L’Islam est devenu une cacophonie de reproches. Par exemple, dans notre société où la pratique religieuse diminue fortement chez beaucoup de gens issus de l’immigration, les musulmans qui se contentent de faire le Ramadan sans pour autant prier régulièrement ou bien ceux qui se marient avec des français de souche, sont ainsi facilement jugés de « demi-musulmans », accusés de céder aux suggestions et tentations du milieu ambiant.

Mais jusque dans les cercles soufis, où pourtant l’esprit originel de l’Islam a perduré plus longtemps qu’ailleurs, le même formalisme desséché a triomphé. L’inflation ambiante et galopante des pratiques, le poids des rituels, ont été là aussi le résultat catastrophique de la démultiplication des obligations, des discours, des objectifs…Et tout cela a été de pair, évidemment, avec la censure paranoïaque des conduites par des autorités de plus en plus figées. Si le soufisme a toujours une apparence de douceur, et séduit l’opinion publique parce qu’il sait tenir des propos exaltants sur l’ « autre visage » de l’Islam, un certain discernement permet de savoir que désormais c’est le masque trompeur, uniquement destiné à séduire, d’une rigidité intérieure absolument équivalente à celle des imams les plus fanatiques.

Le grand saint Junayd soutenait déjà il y a longtemps que « le soufisme, après avoir été une réalité sans nom, est maintenant un nom sans réalité ». Mais s’il était témoin de ce qui se passe dans les confréries actuelles, que pourrait-il dire ? Leur dimension initiatique originelle les maintenait dans un Islam de la plus grande simplicité, de la plus invisible intériorité. Vis-à-vis de cela, certaines sont devenues désormais des institutions sociales – d’éducation, de propagande religieuse et politique –, tandis que d’autres courants se sont spécialisées et engluées dans l’élaboration théorique de métaphysiques aussi complexes et artificielles que le tableau noir criblé de formules d’un savant devenu ivre de son langage et de ses formules. Et les confréries les plus saintes en apparence, parce que préoccupées de la transformation intérieure de l’être, ont quant à elles sombré dans la surenchère actuelle des « états d’éveil » : au choix et en vrac, elles proposent comme n’importe quelle boutique new age d’atteindre « l’abandon », « l’acceptation », « le lâcher-prise », « l’amour », « la mort de l’ego », « la compassion », « la paix », « l’union », « la vertu du comportement ». Où est Dieu dans ces simples consolations psychologiques de la difficulté d’exister ? Où est le secret divin dans la liste de tous ces vulgaires médicaments psychiques ?

Partout donc règne un Islam ultra formel et directif, un wahhabisme soit avéré soit qui s’ignore. Les moyens ont pris le pas sur la fin : toutes les pratiques religieuses ou initiatiques qui n’étaient au départ que des supports de connaissance et de mise en présence de Dieu sont devenues des buts en eux-mêmes. Rien ne sert plus aujourd’hui sa vocation première. L’Islam était pour le Prophète Mohammed le moyen de remplacer à La Mecque l’adoration des idoles, c’est-à-dire des faux absolus, par le sens de la véritable transcendance. Or tout ce qui s’est institué à partir de son message est devenu idole à son tour : les rites, les dogmes, les coutumes, les mœurs, constituent aujourd’hui pour les musulmans le sacré lui-même, alors qu’ils ne sont que les instruments par lesquels on peut le rejoindre. Le sens du sacré s’est abîmé dans l’océan des actes de piété. La « sainteté » des pratiques a dramatiquement ouvert et élargi sans arrêt davantage le fossé entre l’homme et la transcendance.

On comprend d’après cela que l’Islam a pour impératif absolu, vis-à-vis de lui-même de retrouver le plus grand dépouillement de sa forme, et peut-être même de passer au-delà de toute forme déterminée.

Il lui faut sans doute aujourd’hui se contracter après s’être dilaté, retrouver sa pure verticalité, s’exalter dans l’intériorité. Il doit sous peine de mort par asphyxie se résorber dans sa semence première après avoir déployé sa ramure comme un arbre aux innombrables frondaisons. Après avoir enfanté, au sein d’une civilisation incroyablement riche, grandiose et diverse, une indéfinie variété de formes sur tous les plans – métaphysique, théologique, juridique, philosophique, artistique, moral – il est temps pour lui de renaître à sa simplicité profonde, qui est son essence.

Le temps de l’Islam comme système – religieux, politique, culturel - est terminé.



Suite et fin : http://www.abdennour-bidar.com/article-19878573.html



Source : revue Esprit, juillet 2003 

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