Manifeste pour un islam européen

Gilles Kepel a fait paraître dans l’édition du journal Le Monde du mardi 2 novembre un article décisif, montrant clairement que l’islam vécu en Europe n’est pas encore un islam d’Europe. L’auteur du récent Fitna, guerre au cœur de l’islam expliquait en effet que cet islam de l’ouest n’a pas encore choisi entre les deux destins inverses qui se présentent devant lui : soit une réelle « européanisation de cette religion », dans le sens d’un « aggiornamento à valeur exemplaire pour le reste du monde »,  soit un rôle de « tête de pont » de l’islamisme, visant une nouvelle « expansion islamique sur le sol européen ».

Je me suis demandé immédiatement comment les représentants de l’islam en Europe et la communauté dans son ensemble, et particulièrement ici, en France, allaient réagir à ce texte de Gilles Kepel : allions-nous savoir répondre à cet appel qui nous alerte sur l’urgence à nous doter d’une identité propre, indépendante et novatrice vis-à-vis de l’islam traditionnel ? Trois mois sont passés… Et jusque là, silence radio ! Les débats en cours continuent…

C’est pourquoi je prends la plume aujourd’hui pour demander haut et fort : mais qu’attendons-nous pour définir solennellement et promouvoir enfin devant la conscience publique européenne une identité propre de l’islam d’Europe ? Pourquoi tardons-nous si dramatiquement à nous distinguer et nous désolidariser des deux cancers de l’islam que sont l’intégrisme violent et le conservatisme rétrograde ? Qu’attendons-nous donc pour donner aux Etats et aux peuples d’Europe les garanties nécessaires pour qu’ils nous accordent enfin leur pleine confiance ? Ne voyons nous pas le scepticisme qui grandit à notre égard, l’incompréhension qui grandit en même temps que la peur, le rejet qui menace ? Je suis désolé de le dire, mais nous ne faisons toujours rien pour mériter la confiance. Il y a dorénavant urgence, pour nous musulmans européens, d’énoncer les principes spirituels, philosophiques, politiques et moraux d’une identité musulmane européenne singulière et autochtone.

Car cela n’est toujours pas fait, quoi qu’on en pense. Nous ne savons toujours pas qui nous sommes, c’est-à-dire quelle est notre façon propre d’être musulmans. Nous n’avons pas encore produit l’effort décisif pour déterminer qui nous sommes et quel islam nous voulons. Farhad Khosrokhavar s’interrogeait il y a deux ans sur l’émergence d’une opinion publique musulmane en France. Force est de le constater, pour l’instant il n’y a pas de conscience de soi de l’islam en Europe. Ne nous étonnons pas, dès lors, que les sociétés européennes où nous vivons restent dubitatives à notre égard, se demandant encore et toujours ce qu’un musulman européen peut avoir de réellement différent de son frère oriental. Nous n’avons pas encore donné à nos concitoyens la preuve de notre réelle et sincère appartenance à la modernité européenne.

D’aucuns soutiennent qu’il faut au contraire « désislamiser le débat », c’est-à-dire admettre que le problème des populations musulmanes d’Europe n’est pas la religion islamique mais leurs conditions sociales et économiques d’existence, faites de précarité, d’exclusion, de discrimination. Il est vrai que les Etats européens, soit ne se sont jamais préoccupé d’intégration, soit l’ont complètement ratée. Mais tout en luttant pour la reconnaissance et la résolution de ces grandes difficultés vécues par les populations musulmanes, nous ne devons pas nous laisser distraire d’un problème majeur qui est bel et bien celui de l’islam, qui continue d’être si figé dans le passé qu’il n’offre à ceux qui sont enracinés dans cette culture aucun moyen de s’adapter pleinement dans la modernité. S’il faut donc peut-être savoir à certains moments « désislamiser le débat », il faut en même temps le « réislamiser », c’est-à-dire exercer sur l’islam une action critique qui le dépouille de son archaïsme et ouvre une nouvelle page de la Révelation coranique, donnant aux musulmans des repères pour le temps présent.

Trois évolutions sont en cours dans ce sens, mais elles me paraissent très insuffisantes :

1. On dit que l’islam en Europe fait sa « révolution silencieuse », c’est-à-dire que les pratiques cultuelles et culturelles de l’islam sont de moins en moins conservatrices et se métamorphosent d’elles-mêmes, lentement mais sûrement. Or il ne suffit pas que les musulmans européens « bricolent » un nouvel islam, selon l’expression répétée si souvent. Chacun fait bien en effet « ce qu’il peut » pour harmoniser tant bien que mal ses pratiques et ses coutumes au contexte occidental. Mais il ne faudrait pas prendre ces « petits arrangements » avec la loi islamique, ces « compromis » trouvés dans le milieu scolaire ou professionnel, ces débats anecdotiques sur le foulard, l’abattage rituel des moutons, etc. pour autre chose que des solutions provisoires. En réalité, ces improvisations sans statut reconnu, sans fondement philosophique ou théologique, sont incapables à elles seules de doter les musulmans de la nouvelle identité religieuse dont ils ont besoin ici. Nous ne nous en tirerons pas avec ce genre d’expédients.

2. Il y a des institutions représentatives de l’islam, ou tout au moins des représentants plus ou moins officiels de l’islam dans chaque pays européen. Mais qui croit encore qu’ils sont des catalyseurs de progrès ? Il ne suffit pas que ces personnalités ou ces institutions sachent réagir selon les valeurs de l’Europe dans des circonstances exceptionnelles - je pense à la réaction des dignitaires des islams français ou britanniques lors des prises d’otage en Irak – pour retomber aussitôt après dans le conservatisme et l’ambiguïté. Pour l’heure, les représentants officiels de l’islam en Europe se sont contentés d’être les gestionnaires intéressés d’un culte figé et les ambassadeurs à peine occultes d’intérêts étrangers. Ils n’ont pris aucune initiative d’envergure visant à repenser l’islam selon les exigences spécifiques de la situation européenne. Ils n’ont pas vu, ou pas voulu voir, que leur responsabilité première était d’inventer et de proposer à ceux qu’ils sont censés représenter une nouvelle façon d’être musulman en accord avec le contexte social et culturel européen.

3. Plusieurs intellectuels (Rachid Benzine, Malek Chebel, entre autres) proclament l’existence d’un « islam des Lumières ». Mais pour l’heure force est de déplorer que ce beau nom reste sans contenu suffisant. La plupart des travaux proposés ici ou là ne recèlent pas la capacité d’invention, l’audace et la force conceptuelles, théologique et philosophique, qui permettraient à l’islam européen de produire une nouvelle culture islamique. Il est significatif que l’appel à de « nouvelles interprétations du Coran » ne donne jamais lieu à un véritable examen critique du texte…Hormis chez Youssef Seddik, qui s’est engagé dans une démythification du texte coranique, ou chez Ghaleb Bencheikh, qui a le courage de déclarer « obsolètes » les versets discriminatoires à l’égard des femmes. Mais il faut d’urgence s’engouffrer dans la brèche en osant dire une fois pour toutes en déclarant caducs tous les versets incompatibles avec les valeurs des Droits de l’homme : versets discriminatoires non seulement contre les femmes, mais aussi les juifs, les chrétiens, les non croyants, ainsi que l’ensemble des versets guerriers appelant à la violence et au jihad.

Sur ces trois points essentiel, je ne trouve pas grand chose qui signale de manière forte aux sociétés européennes que l’islam vécu ici est bel et bien entré de plain-pied dans une nouvelle phase, de rupture et decréation. Ni mieux ni plus mal que dans l’ensemble du monde arabo-musulman, l’islam en Europe se cherche une nouvelle identité dans ce que Dariush Shayegan appelle « l’entre-deux », c’est-à-dire le « ni-ni », ni tradition, ni modernité, mais un à peu près, une valse-hésitation faite de contradiction, d’ambiguïté et de tâtonnement, alors que nous aurions ici les moyens d’aller bien plus loin qu’ailleurs où la parole est moins libre ! Ne percevons-nous pas l’impatience à notre égard de la société qui nous entoure et qui attend – enfin - un geste décisif et solennel de notre part. Quel geste ? Un engagement sans ambiguïté, massif et définitif, en faveur d’un islam complètement refondé selon les valeurs de notre terre d’Europe : la liberté de conscience, l’égalité des sexes, la tolérance, la laïcité. Voilà ce qui pourrait –enfin – légitimer l’islam dans nos sociétés européennes.

C’est pour donner une voix à un islam du changement, encore muet et inconscient de lui-même, et pourdonner un statut spirituel et philosophique à cet islam des Droits de l’homme, que je voudrais lancer ici un appel de rassemblement solennel à tous mes coreligionnaires de bonne volonté. Je leur propose de se rallier à ce que j’appelle la Déclaration du musulman européen, qui pourrait faire l’objet d’une vaste pétition, et dont voici les trois grands principes :

1. Refonder tous les principes de l’islam, y compris les prescriptions de la loi religieuse et la lettre du Coran, à la lumière des Droits de l’Homme. Ne rien laisser hors de portée de l’esprit critique. Déclarer caducs tout élément du texte sacré, de la pratique, des coutumes, qui serait en contradiction avec les valeurs de liberté individuelle, d’égalité des sexes, de laïcité, de tolérance entre les peuples et les religions. En quelques mots : affirmer le droit de chaque musulman à choisir lui-même le contenu de son identité musulmane, qu’il soit pratiquant ou non, croyant ou non (reconnaître pour cela que l’identité musulmane peut être culturelle et non religieuse, qu’on peut être de plein droit athée de culture musulmane), refuser toute imposition d’un soi-disant « vrai islam » ou islam officiel qui viendrait des imams, des théologiens, des représentants institutionnels ; affirmer que les femmes sont les égales des hommes en tous points, bannir les habitudes de domination masculine et éradiquer par une éducation appropriée tout comportement machiste ; affirmer que nous reconnaissons la laïcité comme une valeur universelle, et non une lubie française ; affirmer que tous les êtres humains sont nos frères et nos égaux, en éliminant toute idée de supériorité des musulmans sur les autres, toute idée que l’islam, en tant que dernière révélation historique, viendrait « abolir » les précédents messages religieux, et en éliminant toute trace d’animosité envers les juifs, les chrétiens, les athées.

2. Privilégier en toutes circonstances, dans tout acte et tout discours, un islam profondément respectueux de l’environnement culturel européen. S’interdire tout type de revendication ou d’action qui ferait du musulman un « cas à part » dans la société globale. Obéir aux règles qui s’appliquent à tous. S’imposer à soi-même une civilité exemplaire, ce qui passe par une attitude de discrétion, de modération, de tolérance, de respect de la différence. Respecter les lois de l’Etat de droit avec la conviction profonde qu’elles donnent à chacun les moyens et les garanties de vivre selon ses convictions. Cela ne signifie pas que l’islam doive devenir « invisible », simple affaire privée. Mais sa visibilité légitime (droits publics d’expression, d’association, de réunion, de culte) doit veiller à ne jamais dégénérer ni en affichage ostensible ni en communautarisme. Non à l’affichage ostensible : bannir tout discours, signe, attitude, manifestant dans l’espace public une identité culturelle susceptible de provoquer l’incompréhension d’autrui, d’exciter des réactions de rejet. Non au communautarisme : refuser d’entrer dans une logique de revendication de « droits spéciaux » pour les musulmans, et refuser tous les cloisonnements visant à instaurer une sorte de « développement séparé » pour la population musulmane. Créer une communauté plurielle, au sein de laquelle chacun soit éduqué selon l’idée que toutes les différences (intra et extra communautaires) forment une humanité en symbiose, c’est-à-dire où chaque différence est complémentaire des autres.

3-Refuser toute idée de jihad (guerre prétendument sainte) et de violence. L’islam européen sera celui de la paix ou ne sera pas. Plus précisément, il doit enfanter en lui-même, à travers ses conduites et ses discours, une réconciliation concrète et vivante des valeurs modernes et musulmanes. L’hypothèse du choc des civilisations doit trouver son démenti dans notre capacité quotidienne à harmoniser la culture musulmane et la culture européenne. La responsabilité des musulmans européens est ici engagée : c’est à nous qu’il revient d’être les adversaires les plus résolus du jihad engagé par les fanatiques; à nous qu’il revient de prouver en acte que l’opposition entre modernité et islam n’a rien d’absolu. Pour cela, il nous faut travailler sans relâche à « compatibiliser » les valeurs des deux mondes, avec cet objectif unique de donner à la « dignité de la personne humaine », valeur la plus précieuse de la civilisation, une richesse et une force plus grande en associant à son service toutes les réserves humanistes des Lumières et du Coran.

 

Abdennour Bidar

 

 

 In L’avenir de l’islam en Europe, Balland, 2003

 Je développe ce point de vue dans un petit article de la revue Esprit du mois de novembre 2004, sous le titre « Islam de l’Ouest »

 Nous n’avons jamais lu le Coran, L’Aube, 2004

 L’air du temps multiculturaliste arrange bien un islam conservateur qui voudrait s’en servir pour éviter d’avoir à se réformer.


Source : Le Monde, 15/02/2005 

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